Conception écologique et soutenable des villes : essai sur la théorie de l’écologie généralisée
La population mondiale est en croissance exponentielle et se regroupe toujours plus dans les villes où se concentrent donc les enjeux du développement humain. Le modèle d’urbanisation qui domine est d’inspiration occidentale utilisant des matériaux industriels standardisés, une gestion monétarisée et très capitalistique. Par la densification de l’habitat et l’expansion en tissu continu, il semble que les villes deviennent structurellement dépendantes d’approvisionnements extérieurs massifs, de type industriel et de plus en plus marginalement de ressources locales. Le traditionnel rapport ville-campagne mérite d’être revisité à l’aune des évaluations énergétiques modernes et des modélisations avancées issues des théories sur les géométries et systèmes complexes.
Avec le développement des techniques industrielles et de la consommation d’énergies domestiquées, les économies humaines ont imprimé une forme d’expansion urbaine complexe qui rend bon nombre des modes d’analyse géographiques trop élémentaires. Il est d’autant plus difficile de délimiter les contours d’une ville et de quantifier les flux d’énergie et de matière qui la drainent, si l’activité humaine correspondante est régionalisée et mondialisée. La mondialisation de l’économie et la production de masse ont dopé les modes d’expansion et rendent la ville dépendante de territoires de plus en plus éloignés pour son approvisionnement. On ne peut comprendre le phénomène urbain que si on comprend les mécanismes économiques qui le soutiennent, ses centres de décision et son « métabolisme ». Certains parlent de « ville globale » pour décrire le réseau des villes qui drainent l’essentiel de la production et des activités humaines de l’économie mondialisée. L’analyse systémique des villes aboutit à l’analyse de l’exploitation des ressources naturelles et des écosystèmes naturels mondiaux par l’économie humaine mondialisée, envisagée sous les angles de la production de biens et de services, des modes de consommation et des déchets, émissions, rejets dans la Nature. Cette approche appelle un ensemble de disciplines généralement regroupées sous le terme d’écologie. Nous verrons comment le manque d’unité de la théorie écologique (scientifique) empêche une certaine synthèse pourtant évidente si l’on décrypte la triple crise écologique, économique et sociétale qui marque le développement humain à l’aube du troisième millénaire.
Lorsque l’économie favorise des options techniques inefficaces (rendements énergétiques faibles), des logiques foncières d’occupation de l’espace (pas de prise en compte des fonctions écologiques), une exploitation sans limite des ressources (économie linéaire), un approvisionnement massif venant de l’extérieur (standardisation des matières premières), alors la ville s’inscrit dans la logique non-durable dénoncée par le rapport Bruntland en 1987 (WCED 1987). Les populations humaines se concentrent mais les impacts de leurs activités sur la biosphère s’étendent plus largement au point de menacer la biodiversité, les grands équilibres de vie et les approvisionnements. La non-durabilité de l’économie entraîne la non-durabilité de la gestion des villes, avec des répercussions sur la cohésion sociale et la sécurité. Les villes en expansion produisent des transformations environnementales importantes et peinent à gérer leurs ressources naturelles vitales comme l’eau, l’air, les sols fertiles ou les écosystèmes d’interface des côtes ou des rives de fleuves. Pour assurer des ressources aux villes en expansion, il faut restructurer le territoire en profondeur dans le sens d’une intégration écologique. Les villes en expansion ne préservent généralement pas les services gratuits apportés par les écosystèmes et par la topographie locale (eau potabilisable, air respirable, circulations et stockage d’eaux de ruissellement, biodiversité, micro-climats, paysages). Ces fonctions sont alors très coûteuses à restaurer avec des moyens de génie civil ou de l’environnement. Les concepts qui permettent de gérer des villes historiques de 500 000 habitants selon une logique locale (rapport traditionnel ville-campagne) fonctionnent mal quand la population tend vers les 20 millions comme c’est le cas de la plupart des grandes métropoles actuelles. Il y a des raisons bio-physiques à ces limites, notamment sur les structures en réseau centralisé dont l’extension « linéaire » pose problème et sur les approvisionnements. L’efficacité énergétique et d’approvisionnement des villes au delà d’une certaine taille est mise en cause. Pourtant, dans un monde à bientôt neuf milliards d’habitants dont soixante pour cent d’urbains, le modèle de ville devra évoluer pour satisfaire les perspectives d’une gestion des ressources plus efficace.
La conception écologique et soutenable des villes s’impose pour renouveler les modèles de gestion urbaine quand on constate que le modèle courant est en échec. Pourtant, les termes d’écologique, de soutenable ou de durable sont connotés de multiples sens qui nuisent aux avancées concrètes pour définir les nouveaux modèles urbains. Une explication à cette confusion tient au divorce qui a eu lieu dans les années 70 entre l’écologie scientifique et l’écologie politique. En effet, l’écologie scientifique des années 50-60 a apporté une théorie très visionnaire des éco-systèmes et des rapports des sociétés humaines avec la Nature. Les risques que représentaient déjà les activités humaines pour les écosystèmes naturels ont été dénoncés mais la théorie ne disait pas comment les systèmes humains devraient évoluer pour corriger leurs effets. La protection de la Nature et le contrôle des nuisances industrielles ont été les retombées politiques essentielles de cette époque. L’écologie politique s’est développée sur des idéologies et des métaphores séduisantes que la science n’a pas été en mesure de corriger : les systèmes humains industriels sont censés imiter les écosystèmes naturels pour rendre leur développement durable ou soutenable. C’est la naissance des éco-ingénieries. Depuis les années 70, des sciences appliquées assez spécialisées sont nées pour traiter de la conservation de la Nature, de l’utilisation des matériaux vivants (biotechnologies, agriculture…), des nuisances environnementales d’origine humaine (ingénieries environnementales), de l’amélioration de l’industrie (écologie industrielle) et de l’économie des ressources naturelles et de l’environnement. Or actuellement, ces disciplines peinent à faire converger leurs développements car la « métaphore écologique » des années 70 s’avère erronée. Il semble aujourd’hui que les systèmes humains ont des propriétés particulières qui les empêchent de ressembler et de s’intégrer aux écosystèmes naturels. Pourtant, l’écologie politique continue sur sa lancée de proposer que l’économie humaine devienne « écologique » et respecte spontanément les équilibres naturels de la biosphère. La biologie, les écosystèmes, les propriétés de la biosphère (hypothèse « Gaïa » de James Lovelock et exposée par Joël de Rosnay) inspirent ces métaphores et produisent des idéologies séduisantes pour l’écologie politique en quête de solutions. Le mérite de cette situation a été d’éveiller les consciences politiques sur la durabilité/soutenabilité. Mais ces idées sont très insuffisantes pour transformer l’économie mondiale classique en économie soutenable, changer les politiques publiques et faire adhérer la population. La science écologique des années 1990-2000 (très récente), peu connue du grand public et des décideurs, tend à démontrer que la théorie élémentaire des années 70 sur les écosystèmes (celle d’Odum) et sur une « écologie industrielle » ne convient pas pour établir les bases d’une économie soutenable ou durable, aussi appelée « bio-économie » (Bergh & Janssen 2004). Pour y parvenir il faudra formuler une théorie unifiée des courants de l’écologie : l’écologie généralisée (Frontier et al. 2008). Au lieu de considérer l’humain comme partie intégrante des écosystèmes, il doit apparaître comme un système émergent différent et assumer cette position pour trouver quelle « symbiose » permettra une cohabitation au sein de la biosphère ou d’un nouvel écosystème planétaire.
Dans ce contexte, l’écologie urbaine n’a pas échappé aux métaphores. L’écologie urbaine tente ainsi de retrouver en ville des propriétés des écosystèmes pour justifier les ingénieries environnementales et de soutenabilité, de réhabiliter la Nature en recomposant artificiellement la biodiversité par des ingénieries écologiques. Une écologie industrielle de la ville propose aussi d’adapter les méthodes industrielles au modèle supposé de la Nature pour recycler la matière, éviter les pollutions et pour produire et utiliser l’énergie. Ce sont les ingénieries environnementales. Selon ces logiques, la question d’une intégration régionale de la ville dans les grands équilibres naturels (écologiques) régionaux, puis à l’échelle de la Biosphère, reste floue car elle dépend des mécanismes économiques et des choix politiques qui animent le tissu urbain et son approvisionnement. Sur ce terrain, les humains sont livrés à leur propre jugement et leur responsabilité. La métaphore écologique a ses limites pour apporter des réponses efficaces aux dysfonctionnements urbains rencontrés dans le monde. Elle débouche sur une conception faible de la soutenabilité de l’économie et sur des logiques mécanistes inadaptées pour gérer la complexité. Il est impératif de dissiper les confusions sur la théorie des écosystèmes et d’enrichir l’écologie théorique d’une évaluation détaillée des systèmes créés par les humains. Les ingénieries écologiques et environnementales se sont développées sur les métaphores des années 70. Si l’écologie urbaine se renforce par la théorie scientifique récente, elle clarifiera le cadre conceptuel commun des ingénieries de la construction, de la préservation environnementale et de la gestion écologique de l’espace. Celles-ci seraient alors mobilisées selon une autre économie de projets. Il s’agit de résoudre les contradictions d’objectifs entre ce qui relève de l’écologique et du soutenable/durable dans la gestion des villes et du territoire environnant.
Nous proposons de montrer comment réunifier la science des écosystèmes naturels, l’écologie industrielle, l’économie de l’environnement et des ressources pour reformuler les fondements de l’écologie urbaine. Ces principes théoriques sont corroborés par des concepts opérationnels mais empiriques, devenus populaires par la diffusion des politiques de développement durable. La formulation d’une théorie généralisée de l’écologie doit apporter une connaissance approfondie capable de déplacer les confrontations d’idéologies et les dogmes. Elle donnera un espace de liberté au projet politique, à la créativité des architectes, des urbanistes et des paysagistes pour concevoir la soutenabilité des activités humaines et l’intégration écologique des structures artificielles sans sacrifier les écosystèmes régionaux et le fonctionnement de la biosphère.
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Sylvestre Voisin