La Responsabilité Sociétale comme condition pour la mise en oeuvre d'une Economie Soutenable

Le Développement Durable ou Soutenable de première génération souffre de plusieurs maux. Tout d'abord, il n'existe pas de théorie du Développement Durable/Soutenable dans le sens où le concept est devenu un "lieu commun" et n'est pas servi par des "paradigmes scientifiques" clairement exprimés. Par exemple, la théorie écologique, scientifique et épistémologique, pourtant en fort renouvellement dans les années 2000 (New Ecology de Jorgensen & al.) ne parvient pas à définir la place de l'Homme dans les écosystèmes, autrement que par des métaphores ou des aménagements sur ce que l'on sait des autres animaux : "superprédateur", anthroposphère et anthropocène, métabolisme industriel... Ainsi la théorie écologique de la "soutenablité" des activités humaines n'existe pas encore. Autre exemple, l'économie ne parvient pas à proposer un modèle alternatif cohérent au "capitalisme dominé par des corporations financières, condamnées à accroître leurs profits, externaliser leurs coûts et leurs responsabilités au détriment de l'environnement, des biens communs et des consommateurs-contribuables-travailleurs". Ou encore, le Développement Durable/Soutenable propose trois axes de pensée simultanée : la préservation de l'environnement (les conditions de la Vie), l'économie (les moyens humains ?) et le "social" (la finalité), pourtant de niveaux logiques différents quant à l'action politique.
Les autres maux, tiennent (1) du manque de consensus sur le diagnostic de ce qui est "non-soutenable" dans l'économie actuelle, (2) de la complexité de fixer des objectifs locaux étant donné le manque de vision des objectifs globaux (biosphère), (3) de la diversité des peuples, des modes de vie et des inégalités de ressources et de climats, (4) de l'incompatibilité des fondements de l'économie classique avec l'exploitation modérée des ressources, le partage des richesses et la préservation des biens communs. Il semble que les principes de "développement durable" ne sont pas possibles si l'économie ne change pas en profondeur et si les responsables politiques cèdent devant les logiques de marché qui sont défaillantes pour préserver les conditions de la Vie et particulièrement celle des humains.
Les Etats et les institutions ayant vocation de réguler l'économie mondiale, hésitent à reprendre la main dans un jeu de dupes, fortement dépendant de l’asymétrie d'information et de contrats (promesses politiques, commerce, travail, services) qui cachent une partie de leurs coûts et de leurs risques. Les dommages de ce jeu, s'ils ne sont pas irréversibles et s'ils peuvent être monétisés, sont finalement pris en charge par les Etats dont les moyens sont structurellement en déclin. Le grand assureur du système économique est le consommateur-contribuable-travailleur, comme l'a démontrée la crise financière, puis économique de 2008-09. Le consommateur-contribuable-travailleur voit sa responsabilité s'accroître (consommation responsable) dans ce jeu où le "business" prend l'avantage, la "finance" se détache de l'économie réelle et les "Etats-Nations" peinent à coordonner leurs politiques de régulation. Pourtant, le consommateur-contribuable-travailleur n'est pas en moyenne celui qui profite le mieux du système économique. Pour exercer sa responsabilité sociétale, ce dernier doit prendre conscience de son poids lorsqu'il achète, qu'il vote et qu'il participe au système politique.
L'irresponsabilité des acteurs du "business" est criante par l'augmentation des accidents industriels graves (dommages irréversibles et non-compensables), l'épuisement  ou la dégradation de certaines ressources, l'augmentation de la pauvreté à mesure d'une concentration des richesses, la mise en danger du système monétaire mondial par spéculation financière massive. Cette irresponsabilité n'est pourtant pas toujours volontaire : elle tient à la structure du Droit, aux fondements du système économique (marchés, finance, commerce, valeur, travail, formation des prix, comportements d'achat) et à la fascination de tout humain pour les objets (même virtuels), les idées, les symboles, les croyances, les dangers, les limites à défier ou vénérer. 
Tous les acteurs économiques contribuent à confirmer chaque jour la domination des grandes corporations ou entreprises sur l'approvisionnement, la création d'objets, les modes de vie, l'environnement, les rapports avec la Nature et les ressources. Le jeu est complexe. Certains dirigeants de grandes entreprises tentent d'adopter des politiques plus responsables mais ils sont marginaux et suspectés de manipulation. De plus, le principe de management de "l'hypocrisie organisationnelle" est une réaction instinctive du business pour rendre conciliable l'inconciliable et entretenir les ambiguités sur l'engagement sincère des dirigeants. Les dirigeants agissent souvent en mercenaire cinique alors que l'on peut attendre des leaders une vision, un cap à l'horizon, une sagesse et de l'innovation sociale. Il en est autant des dirigeants d'entreprises qui ne sont plus des entrepreneurs, que des dirigeants politiques pris dans des compromis d'appareil, qui trahissent les institutions créées au prix du sang.
Pourtant, si chacun prend des responsabilités en référence avec l'intérêt public et le long terme, une autre économie est possible, où les entreprises même grandes seraient profitables sans reporter sur la Société les coûts de cette performance. Pour cela, il faudrait que les dirigeants soient au fait des développements récents des sciences de la complexité. Leur ignorance les fait stagner dans des stratégies de compétition, de jeux à sommes nulles ("il y a des gagnants et des perdants"), de rapports de pouvoir au lieu de puissance, des logiques de moyens au lieu de finalités, des illusions de progrès technologiques (il y a un tri à faire et des risques à ne pas prendre) et d'une vision du monde standardisée par les jargons de "l'anglais international" ; language appauvri et nivellement des diversités culturelles.
Les illusions de modernisme de la pensée libérale dominante font oublier que les corporations (entreprises, firmes, institutions) sont des produits de la Loi et des Etats. Prétendre que l'Etat régule trop le commerce, l'entreprenariat et les marchés, revient à oublier que ces derniers ne peuvent exister sans l'Etat, sans un but et une utilité pour la Société. Or, tous comptes faits, on peut douter que les corporations et les marchés soient utiles en façonnant nos modes de vie, de consommation et de travail avec tant d'irresponsabilité.
Mais qu'est ce que le rapport entre cette responsabilité et la soutenabilité de l'économie et des modes de Vie ? A force d'englober toutes les raisons des humains de ne pas être satisfaits de l'économie actuelle, le développement durable/soutenable n'est ni une politique, ni un objectif, ni un modèle, ni une méthode. Il semble urgent, dans une démarche de deuxième génération de refonder les principes de la soutenabilité et de sa mise en oeuvre, pour changer l'économie monétarisée et spéculative, dominée par les corporations dont on sait qu'elles ne servent pas l'intérêt général, qu'elles font prendre des risques non-assurables à l'humanité pour un but qui n'a pas de sens : faire de l'argent en cachant les coût réels, récompenser les opportunistes, piller les ressources, produire des déchets toxiques et changer les conditions de la Vie sur Terre.
Le système économique est défaillant de ne pas reconnaître sa dépendance des intrants énergétiques massifs dont on peut souhaiter qu'ils deviennent propres. La productivité des ressources n'est pas reconnue comme moteur de croissance et de développement dans les théories fondamentales de l'économie de marché (voir l'incontournable Ayres & Warr, 2009). Les régulations en commande/contrôle (les chaînes Lois+police+justice+sanction) échouent dès lors que les avantages de les transgresser augmentent, ce qui est le cas pour les très pauvres, les trafiquants de produits très demandés et de la plupart des intérêts particuliers dans les pays riches. La richesse des Etats dépend d'une ressource qui diminue, le travail, ou qui aboutit à exclure les pauvres, la taxe sur la valeur ajoutée, alors que l'économie mondiale croît de façon exponentielle, se financiarise (spéculations) et se monétarise (des activités sociales deviennent marchandes, par exemple les services à la personne). Le diagnostic de ce qui ne fonctionne pas ou qui n'est pas "soutenable" dans le système économique n'est pas encore fait. En tous les cas, la théorie correspondante n'existe pas.
Pour rendre l'économie soutenable, il faudra en redéfinir les objectifs et le jeu politique. Ce dernier oppose dans une guerre où tout le monde est perdant à terme : les grandes corporations et leurs sous-traitants plus petits (le Business), les Etats et leurs institutions de coopération (les Autorités publiques), les organisations non-lucratives, non-gouvernementales et de défense des biens communs, et enfin "l'Individu-Consommateur-Contribuable-Electeur-Travailleur".
Un partenariat "gagnant-gagnant" est pourtant souhaitable et possible entre ces parties prenantes du jeu humain, souvent réduit à un jeu Business-Société, pour produire et répartir la richesse, selon des contrats explicites où chacun prend sa part de responsabilité sans la reporter sur l'autre (responsabilité sociétale). Ce partenariat a pour but de créer un système prospère en réduisant les risques pris par la Société, son environnement et la Biosphère (écosystème planétaire) de devoir subir des dommages irréversibles, non-réparables, non-assurables. La Soutenabilité porte sur les ressources, les modes de vie, les "écosystèmes" (y compris artificiels et humains) et la Biosphère toute entière. Une "Ecologie Généralisée", scientifique, doit aider à définir les termes pratiques de la "soutenabilité", c'est à dire de l'organisation intentionnelle du partenariat des Sociétés humaines et du reste de la Biosphère (la Nature), sans nier que la Biosphère évolue, change donc de nature, avec l'Homme, en cohérence avec le processus de Vie initié il y a environ 5 milliard d'années.
Le principe de "responsabilité sociétale" est plus grand que la responsabilité sociale, notamment quand il s'agit des entreprises (RSE) et de standards sociaux liés au travail. La responsabilité sociétale engage l'ensemble des individus et des institutions qui font les Sociétés modernes, pas seulement les entreprises, pour préserver des intérêts et des biens communs inaliénables. Les rapports de pouvoir ou de puissance dans la Société ont des raisons de changer dans le futur proche sous l'influence des crises et des accidents qui révèlent les stratégies fallacieuses pour faire des profits au détriment de la prospérité et de la répartition des richesses produites. Les émeutes de la faim, les révolutions contre les dirigeants autocratiques, les risques industriels et bancaires non-maîtrisés, etc... préparent cette mutation. Le terme "Développement Durable" devient trop petit et trop technique (connotations environnementale, droit des salariés et gestion des ressources) pour traduire avec toute leur ampleur les changements en cours dans les rapports entre les humains dans le Monde. Le développement durable/soutenable n'est pas affaire de volonté pour adapter le système actuel. Il va demander une redistribution des pouvoirs, un changement de système de croyances et de nouveaux leitmotiv que de dominer (la Nature), de défricher (détruire les écosystèmes), de tuer (guerres et animaux), de fabriquer des machines pour exister. La Responsabilité Sociétale partagée doit donner du sens aux modes de vie des humains pour qu'ils deviennent compatibles avec les limites de la Biosphère et des conditions de la Vie. Pourtant, en triant les technologies utiles et inutiles, efficaces et inefficaces, en repensant les logiques d'approvisionnement et de consommation, l'activité, les rapports au temps et les relations sociales, les sociétés humaines peuvent continuer à satisfaire leurs besoins de s'entourer d'objets, de créer des structures artificielles confortables, de se divertir, dans la prospérité. Un certains nombre de principes linéaires et rationnels, pas assez complexes de l'économie tomberont, contredits par les crises et les défaillances des organisations classiques. Une certaine "magie" est possible pour gérer les paradoxes apparents de l'économie classique qui est en défaut aujourd'hui.
Apprenant des souffrances, des manques, des pénuries, des dommages irréversibles, l'humanité devra reformuler sa philosophie de Vie. L'humain n'est pas mauvais, il apprend et il est seul. Il semble qu'il devra résoudre le partage de la connaissance et de la responsabilité, la reconnaissance de la diversité culturelle des peuples et des inégalités de ressources à la surface de la Terre, la tentation de spéculer, de dominer, de tricher pour réaliser un "développement humain soutenable", prospère dans les limites d'évolution de la Biosphère terrestre.

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